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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/586

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bien-être, ses besoins, et non l’infime minorité des classes cultivées. Les apologistes de l’autocratie engagent à leur tour la Russie civilisée à comprimer ses aspirations, à abdiquer ses plus légitimes prétentions en faveur des masses populaires. Comme jadis les propagandistes socialistes, ils adjurent la société russe de s’oublier elle-même, de se sacrifier sur l’autel des intérêts du peuple. Par malheur, ces mystiques conseils de renoncement et d’abnégation n’ont pas plus de raison ni plus de chance de succès sur les lèvres des conservateurs que dans les prédications des révolutionnaires. Une société ne saurait ainsi s’immoler, se dépouiller de son propre esprit, de ses sentiments, de ses idées. En aucun pays, les classes civilisées ne peuvent indéfiniment s’effacer devant les masses ignorantes, alors surtout que les véritables intérêts du peuple auraient tout bénéfice au triomphe de leurs droits.

La Russie a beau être avant tout un État agricole et rural, la politique « paysanne » ne saurait longtemps prévaloir. Pour en assurer le succès, il faudrait raser SaintPétersbourg, Kief, Odessa, Kharkof et les villes où se recrutent les révolutionnaires et les libéraux ; il faudrait fermer les gymnases et les universités ; il faudrait combler les ports de la Baltique et de la mer Noire, couper les chemins de fer de l’Ouest, et enceindre l’empire d’une infranchissable muraille de Chine. Il est trop tard pour une telle entreprise. Les Romanof eux-mêmes, en travaillant durant deux siècles à former leurs sujets aux mœurs de l’Occident, l’ont à jamais rendue impossible. L’unique moyen de faire triompher cette prétendue politique nationale serait de ramener la Russie au temps des Ivan et des Vassili, alors qu’il n’y avait en Moscovie qu’un peuple routinier, ennemi de toute innovation et étranger à toutes les aspirations du dehors ; mais aucun oukaze ne saurait rayer de l’histoire le règne de Pierre Ier et de Catherine II, le règne d’Alexandre Ier et d’Alexandre II. Les théoriciens