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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/590

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rai dire une enfantine illusion. Certes, ce qu’il faut avant tout à la Russie, c’est une bonne administration et une bonne justice ; l’illusion, c’est de croire que l’on puisse acquérir de tels biens et que l’on en puisse jouir sûrement sans rien qui les garantisse ; c’est, de ne pas voir que ce dont souffre précisément la Russie, ce qui la frustre du résultat des meilleures réformes, c’est le manque de contrôle et de garanties, qui ne peuvent être trouvés que dans des droits politiques. Veut-on un exemple ? Que les Russes se rappellent par quels moyens et au prix de quelles luttes les Anglais ont conquis leur habeas corpus.

L’illusion n’est du reste pas nouvelle. En France aussi, avant la Révolution, nombre d’esprits distingués, la plupart des philosophes et des économistes du dix-huitième siècle, souhaitaient plutôt des réformes que des franchises politiques, et ces réformes ils les attendaient moins d’une participation du pays à son gouvernement que de l’intelligence du pouvoir souverain[1]. Au fond, c’est la vieille utopie de Platon et de la plupart des législateurs spéculatifs.

En France aussi, avant 1789, nombre de politiques croyaient que des libertés locales et des assemblées provinciales devaient suffire à une bonne administration et prévenir une révolution. Malaisé autrefois, cela de nos jours est chimérique. Dans l’ancienne Europe, quand la vapeur n’avait pas effacé les distances, quand l’électricité et la presse ne mettaient pas les nouvelles politiques à la portée de tous, lorsque chacun vivait plus ou moins confiné dans sa ville ou sa province, il était infiniment moins difficile qu’aujourd’hui d’enclore l’initiative privée et l’esprit d’examen dans la sphère des intérêts locaux.

On dit souvent que le self-govemment local est le meilleur apprentissage des libertés politiques. Nous avons déjà montré en quoi cette sorte de lieu commun peut

  1. Voyez par exemple Tocqueville : Ancien Régime, liv. III, chap. i.