Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus d’une fois des Russes d’opinions diverses qui me disaient, avec une sorte d’ingénuité : « Nous ne pouvons, il est vrai, longtemps nous passer de libertés politiques, mais il nous faudrait autre chose que tout ce qui se rencontre au dehors. Vos chartes ou vos statuts, vos constitutions aristocratiques ou bourgeoises, déjà à demi démodées en Occident, sont trop compliquées, trop formalistes, trop étriquées pour nous ; un tel habit n’irait pas à notre taille, il se déchirerait à chacun de nos mouvements. Nous avons besoin de quelque chose de plus large, de plus ample, de plus simple, et de plus populaire en même temps. » Et quand je les poussais à sortir du vague, à préciser leurs vues, ils ne trouvaient d’ordinaire rien de plus défini ; ils se bornaient à répéter avec conviction : « Assez d’emprunts, assez d’imitations ; il nous faut quelque chose de national, d’indigène, de russe, de slave. »

En fait de constitution et de droits politiques, malheureusement, le plus sûr moyen de rester original, d’être toujours russe, ce serait de n’avoir ni constitution ni liberté. Beaucoup de Russes, en effet, voudraient découvrir pour leur immense patrie de nouveaux procédés de self-government, une nouvelle manière d’être libre ; plusieurs seraient humiliés de l’être à la façon des petits peuples d’un Occident pourri et décrépit, à la façon des Anglais ou des Belges par exemple. Sur ce point, leur patriotisme peut se rassurer ; ils n’ont de longtemps rien de pareil à redouter.

Ce dédain des sentiers battus et ce désir d’arriver au but par des voies non frayées, cette sorte de honte de paraître imiter des nations visiblement plus âgées, plus mûres, plus cultivées, cette propension à rêver de combinaisons politiques innomées dont les contours indistincts ne peuvent surtir de la vaporeuse région des songes, toute cette présomption et cet orgueil national, jusqu’ici stériles, ne sauraient étonner chez un peuple jeune, dans un pays