Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/339

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temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles ni dans le clergé, c’est dans l’izba du moujik, dans le comptoir du marchand qu’il a grandi ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien, en Occident, ne saurait plus donner l’idée.

Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’Église orthodoxe officielle. À cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et par l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là, du reste, s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’Église dont ils sont sortis, du monde qui les a produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchirements religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvements sont, pour ainsi dire, en sens inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité traditionnelle qui maintenait l’unité de la doctrine, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu