Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/548

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vieux, ait peiné des siècles sur le saint livre et sur les éternelles énigmes, il a le goût du Russe pour la table rase. Il prétend tout apprendre par ses propres lumières et se persuade aisément que tout est encore à trouver. Tolstoï s’étonne, un moment, d’avoir vu le premier ce que des millions de chrétiens avaient cherché avant lui ; mais cela ne le fait pas douter de sa découverte. Il a la confiance de l’adolescent ou de l’homme du peuple qui croit qu’on peut tout découvrir et tout résoudre. Il se fait sa religion, Ma Religion, comme il dit, et comment la fait-il ? — comme les réformateurs populaires.

C’est même méthode, mêmes procédés. Il ouvre l’Évangile et il l’interroge comme un livre nouveau, tombé du ciel hier, y apercevant des vérités inconnues, des sens cachés. De même que Soutaïef, il a une cinquantaine d’années quand il s’avise de demander au vieux livre la véritable doctrine du Christ. La grande différence, c’est que, au lieu de se contenter des versions russe ou slavonne, il recourt à l’original, au texte grec. Il se souvient de ses études classiques, il s’aide des meilleurs dictionnaires ; mais tout cet appareil scientifique ne change en réalité ni les procédés ni les résultats de son exégèse. Comme ses aînés du peuple, il suit le texte sacré verset par verset. Son interprétation est le plus souvent littérale, et son érudition, parfois ingénieuse, lui sert uniquement à démontrer que le sens littéral est le seul acceptable. Peu lui importe que le christianisme, ainsi compris, cesse d’être la grande religion à la portée de tous, pour devenir une sorte de règle ascétique pratiquée par quelques élus. Le christianisme, tel que renseigne l’Église, n’a pu transfigurer l’humanité ; cela seul suffirait à condamner l’Église ; car, avec ses frères du peuple, ce que Tolstoï exige de l’Évangile, ce n’est rien moins que la transformation radicale des sociétés humaines.

Tolstoï n’a pas toujours été religieux, ou il l’a été longtemps à son insu. Il avait seize ans quand un de ses camarades lui annonça que, au collège, on avait découvert