Page:Andersen - Contes danois, trad. Grégoire et Moland, 1873.djvu/29

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« Je me remis à fréquenter la maison de Mme Bunkeflod ; je fis connaissance d’une autre veuve de pasteur ; elle me prit pour lecteur des romans qu’elle louait au cabinet de lecture. Un de ces livres commençait ainsi : « Il faisait une nuit orageuse, la pluie frappait contre les carreaux… » — Ce sera une histoire bien intéressante, » dit la vieille dame. Je lui demandai innocemment comment elle savait cela. « Dès la première phrase d’un roman, répondit-elle, je devine s’il sera bon ou mauvais, amusant ou ennuyeux. » J’étais naïf au point d’admirer avec une sorte de vénération une pareille perspicacité.

« Au moment de la moisson, ma mère m’emmena à un château situé à quelques milles d’Odensée. C’était pour moi un grand voyage. Nous fîmes presque toute la route à pied. Nous y employâmes deux jours. La campagne me fit une si vive impression, que je ne désirais plus rien que de devenir paysan. On était en train de récolter le houblon. J’aidai à le cueillir. On se réunissait en cercle au fond de la grange, on racontait des histoires, chacun disait ce qu’il savait de plus curieux. J’entendis un vieillard dire que Dieu connaissait tout ce qui se passait et devait se passer. Cette idée me préoccupa singulièrement. Un soir que j’étais seul au bord d’un profond étang, la pensée qui m’absorbait se présenta à mon esprit avec plus de force qu’auparavant : « Dieu a peut-être résolu, me dis-je, que je vivrai de longues années ; mais si je saute dans l’eau, je déjouerai ses prévisions. » J’avais une envie étrange de m’élancer dans l’étang ; je courus vers l’endroit le plus profond, mais une réflexion m’arrêta : « C’est une tentation du démon qui veut me perdre ! » Je poussai un cri et courus me jeter, tout éperdu, dans les bras de ma mère.