Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/119

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Nietzsche a-t-il toujours saisi exactement le sens de ces symboles, où les vieux philosophes prétendent résumer à la fois l’image et le type de l’existence naturelle ? Il a été possible d’en présenter depuis une interprétation plus nietzschéenne que la sienne[1]. Il y a peut-être plus de lyrisme, plus de sentiment mystique, et moins d’intellectualité dans ces vieux Ioniens, que ne se le figure Nietzsche. Cette « eau », dont est fait le monde, c’est une eau vivante peuplée d’âmes ; et ce qu’elle représente, c’est moins la substance des choses que leur écoulement. Le lyrisme puissant de Thalès ne satisfait son sentiment de la vie qu’en niant les limites de la vie. « Il matérialise l’âme et dématérialise le monde », afin de trouver dans l’univers une vie pareille à celle dont ils débordent.

Il n’est pas sûr, non plus, que Parménide soit le « prophète de glace » que Nietzsche fait de lui. Cette prière que, dans Nietzsche, il adresse aux dieux pour leur demander une certitude, aussi petite qu’ils voudront, planche mince et unique flottant sur la mer des apparences, n’est pas dans les textes. Parménide n’a pas pensé que la vérité habite dans ces abstractions pâles et dans les enveloppes vides des mots. Il aimera mieux distendre le sens des mots, jusqu’à y faire entrer la vie totale qu’ils n’étaient pas destinés à exprimer. Les arguments par lesquels Zenon d’Élée, son disciple, prouve que le temps, l’espace et le mouvement nécessitent à la fois et excluent la division à l’infini, seront le point de départ éternel de l’idéalisme. Il est peut-être difficile de préciser en quel sens les Éléates étaient phénoménistes et ce que signifiait pour eux le doute qui récusait le témoignage des sens. Mais, dans cette négation du réel multiple, quelle force

  1. Karl Joël, Der Ursprung der Naturphilosophie aus dem Geiste der Mystik, 1903.