Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/203

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souffrant et faible. Toutefois, de ce devoir d’être véridique imposé parles hommes, il s’est fait un sentiment assez vif pour y obéir même quand il s’agit de se juger lui-même et d’assumer immédiatement les conséquences de l’arrêt qu’il a rendu. Comment n’aurait-il pas le droit de prescrire à autrui les sentences auxquelles il se soumet d’avance ? Il mérite ainsi deux fois notre vénération, par sa faiblesse humaine et par son énergie à la vaincre. Car il souffrira, même dans son corps, de tout ce qu’il enseigne ; et c’est pourquoi il ne châtie point sans compatir.

Sa compassion clairvoyante à son tour lui évitera les erreurs du fanatisme. Plus exactement, c’est son intelligence désintéressée, incorruptible, qui le hisse à une hauteur solitaire qui lui vaut l’admiration. Car il n’a pas seulement ce besoin de la justice, cela ne suffirait pas ; et des maux terribles ont été déchaînés sur les hommes par un besoin de justice dénué de jugement. Il est l’intelligence éclairée sur son droit d’être juge, et se consumant tragiquement dans sa tâche inépuisable d’équité. Or, dans cet exemplaire « remarquable entre tous » de l’homme juste, dans cette vertu faite de probité intellectuelle rigide, comment ne pas reconnaître une première esquisse du Zarathoustra futur ?

Il entre beaucoup de bonté déjà dans cette justice ; et on vient de voir qu’elle se corrige par la pitié [1]. La bonté, l’amour et la pitié, sont vertus d’intelligence. Être bon, c’est être bon logicien. C’est « identifier » rapidement et complètement [2]. Entre notre condition et la condition d’autrui, c’est apercevoir plus de similitudes profondes que de différences ; et c’est bien en cette aptitude à iden-

  1. Die Tragödie und die Freigeister, § 61. (W, IX. 104.) — Wir Philologen, § 289. (W., X, 419.)
  2. Theoret. Studien, 1872, ; §§ 69, 134. (W’., 138, 163.)