Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/244

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sociale, aucun n’offre plus d’intérêt que celui de Nietzsche, parce qu’aucun ne fut secondé par une connaissance historique plus approfondie d’une civilisation, ni par un contact plus intime avec la science naturelle nouvelle.

Ses études grecques et l’initiation aux travaux de Rütimeyer le remplissaient d’un réalisme puissant. Il croit observer une identité entre les énergies qui alimentent la civilisation supérieure et les forces par lesquelles s’édifie la plus brutale vie élémentaire. Une civilisation forme donc pour lui « une unité vivante » (etwas lebendig Eines). Mais, pour un temps, Nietzsche essaie de traduire en langage d’art la réalité, qui déjà se traduirait mieux pour lui en langage transformiste [1]. Il sait que « la culture est une nature (φύσις (phusis)) améliorée et nouvelle » [2]. Il entend par là un accord profond de la vie de la pensée, de l’apparence et du vouloir. Cet art d’ « organiser le chaos », où excellèrent les Grecs, de disposer lumineusement tous les matériaux dont se fait l’édifice de leur mentalité, qu’est-ce autre chose qu’une adaptation meilleure à la vie, une réflexion destinée à orienter l’énergie tâtonnante, afin « de découvrir en soi les besoins vrais et de laisser dépérir les besoins factices » [3] ? Ainsi se trouvaient conciliés Schopenhauer et Lamarck.

L’illusionnisme schopenhauérien ne doit pas nous induire en erreur. Les illusions de l’art, les idées philosophiques tracent, comme dans une cabine intérieure, les graphiques de notre navigation sous-marine. Mais elles éclairent d’une lumière qui ne vient que de nous les profondeurs que nous sillonnons. Il faut que cette image intérieure se superpose au tracé de notre cheminement véri-

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 4. (W., I, 314.)
  2. Vom Nutzen und Nachteil der Historie, § 10. (W., I, 384.)
  3. Ibid., § 10. (W., I, 383.)