Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/248

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d’horizon intérieure trop souvent déplacée, un renouvellement trop fréquent des faits dont on se souvient et qui seront le point de repère, peut affaiblir le jugement. Une immobilité obstinée, qui refuse de s’élever à des cimes d’où se découvre le passé, empêche enfin tout discernement de l’avenir [1]. Comment décider ? Il faut se dire la vie de l’âme aussi obéit à une loi lamarckienne d’adaptation. La mémoire fournit comme le milieu où se déroule la vie consciente. Elle exige ensuite une force plastique intérieure, « une vigueur de croissance propre, une énergie qui transforme et assimilé les choses passées et étrangères^ qui cicatrise les blessures, remplace les organes mutilés, et reforme les structures brisées » . Plus sera grande chez un homme ou chez un peuple cette vigueur plastique, mieux il pourra s’assimiler le passé et, en refaisant imaginativement la route qui est derrière lui, renforcer l’élan qui le lance sur la voie de l’avenir.

Il y a donc une hiérarchie des deux instincts. La primauté appartient à l’instinct de vie. « Das Leben ist die höhere, die herrschende Gewalt. » Un savoir qui, à force de réflexion, compromettrait la vie, se détruirait lui-même puisque le savoir est créé par la vie et pour le profit de la vie. Mais nous avons prise sur le réel par deux facultés : par la mémoire et par l’imagination. Elles ont édifié deux grandes œuvres, la science et l’art. La science doit se remémorer l’aspect exact du réel et le faire tenir en formules abrégées et portatives. L’art doit nous faire accepter ce réel, même désespérant, en fixant nos regards sur l’attitude héroïque de l’homme aux prises avec les forces sauvages d’un univers embelli de son seul courage et de sa seule intelligence.

Ni la science ne peut donc retenir tout le réel, qu’elle

  1. Vom Nutzen und Nachteil der Historie, § 1. (W., I, 286, 287.)