Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/137

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s’ouvrait ce regard plus pur qui aperçoit le réel, tandis que la science aperçoit seulement un contour de relations.

Entre cette notion gœthéenne du « type » et l’idée de Platon, issue d’une élaboration dialectique des expériences morales, ou construite sur le modèle des nombres pythagoriciens, Nietzsche aura raison de contester qu’il y ait similitude[1]. Mais tout en se refusant au rapprochement tenté par Schopenhauer, Nietzsche adoptera la position doctrinale qu’il implique. Il croira vraiment que la vision esthétique des choses nous rapproche de leur essence ; et que le moi, en s’anéantissant dans la contemplation, devient le miroir pur où se reflète l’ombre des formes éternelles.

L’artiste, selon Nietzsche, voit les choses dans cette lumière de l’absolue sérénité ; et c’est d’elle que ses œuvres sont toutes rayonnantes. Elles nous calment, parce qu’elles ne nous offrent que l’image des objets, et non leur réalité opaque et utile. Qu’on ne s’y trompe pas : cette image immatérielle vient à nous de profondeurs où n’atteignent ni la perception superficielle des sens, ni l’investigation des rapports rationnels. Jusqu’à quelle profondeur plonge ainsi l’intuition esthétique ? C’est un point où Nietzsche sera en litige avec Schopenhauer ; et avec cette ambition impérieuse qu’il avait de pousser à bout les idées, même quand il les empruntait, Nietzsche affirmera la primauté de l’art et de la vision qu’il procure.

Les objets naturels, à quiconque est plongé dans cet état d’âme artiste, parlent donc un autre langage qu’au vulgaire. Ils le fascinent par un magnétisme nouveau : ils lui paraissent beaux. Est beau tout objet qui, par sa struc-


  1. Nietzsche, Platons Leben und Lehre, II, § 12 sq. {Werke, XIX, 271 sq.).