Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/139

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térise les arts[1]. Il se hiérarchisent par ordre d’ « objectivité ». La poésie, qui traduit l’âme de l’homme, est plus haute que les arts plastiques. Elle seule peut dire ce que des millions d’hommes ont éprouvé et éprouveront à travers les âges. L’œuvre culminante où elle aboutit est celle où elle décrit la grande détresse inépuisable de l’homme, le triomphe nécessaire de l’absurdité méchante, la domination insolente du hasard et la défaite nécessaire du juste. Tel est en effet le dessein de la tragédie ; et quoi de plus capable de symboliser le déchirement universel que cette immolation de l’humanité la plus noble, aux astuces de la destinée ou à ses propres conflits ? À ce point que le tissu des illusions mauvaises se défait dans sa trame et fil à fil sous nos yeux : Car « le voile de Maïa » se déchirant au regard des héros tragiques, laisse aussi pour nous, spectateurs et peut-être bientôt victimes des mêmes illusions fatales, transparaître l’épouvante installée au foyer des choses. Comment dès lors cette purification par la souffrance, où meurent les héros, n’éteindrait-elle pas aussi en nous, qui contemplons leur martyre, cette volonté déjà morte en eux librement, et qui, par son abnégation, les fait grands ?

Il n’y a pas de doctrine dont Nietzsche se soit inspiré davantage. Son érudition s’en choque parfois et la rectifie, non sans pédantisme. Le sentiment hellénique se trouve certes en défaut chez Schopenhauer, quand il ose écrire :

« J’estime que la tragédie des Modernes est à un niveau infiniment au-dessus de celle des Anciens… Shakespeare est bien plus grand que Sophocle. Auprès de l’Iphigénie de Goethe, celle d’Euripide pourrait presque passer pour grossière et commune[2]. »


  1. Voir là-dessus André Fauconnet, L’Esthétique de Schopenhauer, 1913, pp. 96-376.
  2. Schopenhauer, Ergänzungen zum IIIten Buch., § 37 (II, 510).