Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/175

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philosophes, disait Montaigne, refusent la royauté ; et il citait le précédent de cet Empédocle, dont Nietzsche écrira la tragédie pour symboliser son propre renoncement royal[1]. La supériorité, pensera Nietzsche après Montaigne, s’impose d’elle-même par une secrète et toute puissante infiltration de sa pensée ; et les hommes d’une vraie grandeur gouvernent, sans régner ostensiblement. Puis ses impérieuses habitudes germaniques le ressaisissaient. Il se reprenait à vouloir commander, le verbe haut. Montaigne avait dit : « J’écrivis mon livre à peu d’hommes et à peu d’années[2]. » Quand par bouffées, la mégalomanie tudesque remontait en lui, amplifiée par la fièvre et par la neurasthénie, Nietzsche disait qu’il écrivait son livre « pour tous et pour chacun » et il prétendait « poser la main sur des siècles ». Il oubliait alors quelle part il avait faite à la douceur dans sa définition de l’humanité supérieure : et il ne se souvenait pas que le livre de Montaigne, aisé, attique et naturel, lui avait paru compter au nombre de ces rares « livres européens » qu’on lirait après des centaines d’années. Il n’est que juste cependant de dire qu’il approfondissait Montaigne en méditant le plus mélancolique de ses disciples, Pascal.

  1. Essais, I, 155 : « Quelqu’un qui demanda à Cratès jusques à quand il faudrait philosopher, en reçut cette réponse : « Jusques à tant que ce ne « soient plus les asniers qui conduisent nos armées. » La pensée de Nietzsche, c’est que pour la besogne politique et militaire, les âniers suffiront toujours ; mais que c’est aux philosophes à trouver le moyen de conduire, à leur insu, les âniers.
  2. Essais, III, 292.