Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/207

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sur cette raison impersonnelle, étrangère à la nôtre, qui peut-être gouverne la nature. Mais quelle qu’en soit la loi interne, il y a deux causes qui font la supériorité de la nature au regard de la raison : 1o  Il n’y a pas moyen de se rendre indépendant de la nature : elle nous dépasse en force. En nous-mêmes les premiers mouvements qu’elle nous commande ont souvent fait bien du chemin avant que la raison en soit avertie. Quand le chemin que nous suivons ainsi, sur son ordre, serait toujours un chemin de désordre (ce qui n’est pas sûr), nous y serions poussés d’une force à laquelle rien ne résiste. — 2o  La raison humaine, avec une extrême lenteur, n’arrive à établir qu’un petit nombre d’idées nettes, et les conséquences certaines qu’elle en tire ne vont pas loin. Il y faut beaucoup de vérifications, précédées de beaucoup de doutes. Longue et difficile besogne que de barrer le chemin de l’erreur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’issue que la pensée vraie. Elle exige une lumière et une force qui ne sont pas données à tous. Et allons-nous arrêter toute décision à prendre jusqu’à ce que nous ayons sur toutes les alternatives, ou au moins sur les plus considérables, une certitude rationnelle ? Ce serait trop demander. L’action n’attend pas. « Le doute est sans action, et il faut de l’action parmi les hommes »[1], dit Raphaël discutant avec Straton ; et Érostrate auparavant estimait que « si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien »[2]. Cela seul justifierait un scepticisme qui, à côté des mobiles rationnels, admet la déraison comme indispensable.

Ce scepticisme des moralistes français du xviie siècle établit entre eux et Schopenhauer une affinité qu’on a souvent remarquée. Elle ne tient pas seulement à la tris-

  1. Dialogue entre Straton et Raphaël d’Urbin, p. 104.
  2. Dialogue entre Erostrate et Démétrius de Phalère, p. 69.