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s’acquitte avec lenteur, « laisse faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu’elle le fasse elle-même »[1]. On doit « conserver les préjugés de la coutume pour agir comme les autres hommes », même si on se défait des préjugés de l’esprit pour penser en homme sage. Car la sagesse achetée par un long effort de libération est moins nécessaire que l’action qui, seule, assure l’utilité de tous et le bonheur de chacun.

Le grand crime reproché par Nietzsche au rationalisme socratique, et qui a consisté à détourner les hommes de l’action, les moralistes français n’y sont donc pas tombés. S’ils ont une croyance ferme, c’est la foi en la vie :

La nature a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir ce que l’on fait la plupart du temps[2].

Toute la philosophie de Nietzsche consistera à concevoir les idées de la raison elle-même comme lentement élaborées par la vie, comme fixées dans l’organisme par une longue adaptation héréditaire ; et derrière toutes il y a toujours le jeu complexe et secret des instincts qu’elles masquent. Pareillement les sociétés obéissent à des usages qui ont été des nécessités vitales, et la part d’erreur a beau y être considérable, la vertu qui leur est inhérente est de grouper par une discipline ancienne et consentie toutes les volontés. Or, cette utilité pratique des coutumes suffirait a les justifier, quand tout le reste y serait superstition. Nietzsche pousse donc plus loin dans la voie ouverte par Fontenelle. Il n’admet pas seulement la passion et le préjugé à côté de la raison. Les idéals de la raison pour lui sont encore de la passion choisie et du préjugé sélectionné, qui couvrent d’une apparente intellectualité

  1. Straton, Dialogue avec Raphaël, p. 103.
  2. Parménisque, Dialogue avec Théocrite de Chio, p. 82.