il faut que le cœur se brise ou se bronze[1]. » Il y a sans doute chez Nietzsche, après tout ce qu’il a su de Pascal et du pessimisme français, un peu d’inconséquence à montrer cette surprise. Ce n’en est pas moins par cette amertume passionnée que Nietzsche sent son affinité avec Chamfort. Il a reconnu exactement ce qu’il y avait de tendresse refoulée dans le critique amer qui pensait que « pour n’être pas misanthrope à quarante ans, il fallait n’avoir jamais aimé les hommes[2] ».
Sainte-Beuve, dans un de ces articles irritants où il témoignait tant de froideur aux vaincus de la vie, a dit de Chamfort que « malgré quelques parties perçantes et profondes, il n’était qu’un homme d’esprit sans vraies lumières et fanatisé ». Chamfort sans doute a moins écrit de livres qu’il n’a projeté de livres à écrire. Mais Nietzsche a reconnu un devancier dans l’analyste sans peur qui, ayant observé que « peu d’hommes se permettent « un usage rigoureux et intrépide de la raison », demanda qu’on appliquât la raison à tous les objets de la morale, de la politique, et de la société, aux rois, aux ministres, aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts »[3]. Il a tenu Chamfort pour un de ces « libres esprits », si rares dans l’Europe actuelle, occupés à « regarder à l’envers tout ce qu’ils aperçoivent de voilé[4] », tout ce que ménagent les pudeurs anciennes,
- ↑ L’anecdote est prise dans la préface d’Arsène Houssaye à l’édition de 1857. G. Brandes l’a contestée dans une lettre à Nietzsche du 3 avril 1888 (Corr., III, 296). Brandes a raison de faire remarquer que l’aphorisme se trouve déjà dans les Caractères et Portraits (même édition, p. 61), comme conclusion d’une conversation philosophique entendue entre M. D… et M. L… Cependant Chamfort a pu mourir en prononçant un aphorisme cité par lui bien avant.
- ↑ V. la citation, fragments posthumes de Nietzsche, 1882-1883, § 466. (W., XIV. 229.)
- ↑ Chamfort, Maximes et Pensées, Ed. A. Houssaye, p. 285.
- ↑ Menschliches, Allzumenschliches, Préface de 1886, § 3. (W., II, 7.)