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solitude gouverne l’avenir, doit beaucoup à Chamfort. Il faut à ce philosophe beaucoup de désintéressement, l’art d’être satisfait de peu, et de savoir regarder un état dans le monde comme une prison, c’est-à-dire comme un « cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement ».

Nietzsche ne comprenait pas qu’on pût chercher à augmenter son gain, quand on dispose d’un revenu annuel de 200 à 300 thalers[1]. Malgré le zèle déployé par des snobs pour mettre la main sur sa doctrine, il ne sera jamais le philosophe du capitalisme, à cause de ce mépris de la richesse, et Chamfort avait déjà remarqué qu’un homme d’esprit, s’il prétend être heureux avec 2.000 écus de rente, encourt l’animosité des millionnaires, parce qu’il « semble menacer les riches d’être toujours prêt à leur échapper »[2]. Ce goût de la médiocrité digne, tout juste suffisante à assurer l’indépendance sociale et la liberté de l’esprit, Chamfort et Nietzsche l’ont recommandé ou plutôt exigé comme une dure loi de l’honneur « qui vaut mieux que la gloire »[3]. Nietzsche ajoutait qu’il y a là une exigence de ce rigoureux tyran intérieur, qui est notre mission, et dont la vengeance est terrible, « si nous nous mettons de plain-pied avec ceux dont nous ne sommes pas, et si nous acceptons une occupation, fût-ce la plus estimable, qui nous détourne de notre tâche principale »[4].

La tâche principale de chacun, c’est d’abord d’être soi, et être soi, c’est, qu’on le veuille ou non, être seul, car c’est mésestimer l’estime publique et manquer de considération pour la renommée. Dans ce monde, où s’entrecroisent les liaisons d’intérêts et où se heurtent les vanités

  1. Frœhliche Wissenschaft, fragments posthumes, § 429. (XII, 202.)
  2. Maximes et Pensées, p. 308.
  3. Ibid., p. 292.
  4. Menschliches, Allzumemchliches, t. II, préface de 1886, § 4. [W., III, 8.)