Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il médite Der Wanderer und sein Schatten et Morgenrœthe, déjà Nietzsche est plein de citations stendhaliennes[1]. Quand il prépare son dernier système, il tient Stendhal pour l’homme qui a eu, au XIXe siècle, « les yeux les plus intelligents et les oreilles les plus pensives »[2].

Dans la grande guerre entreprise par Nietzsche contre « le goût allemand » et la fumeuse pensée de la métaphysique allemande, il voulut Stendhal pour allié. « Être sec, clair, sans illusion », comme un banquier qui a fait fortune, ce sont là les qualités d’intelligence requises, au dire de Stendhal, « pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est »; et ce n’en sont pas d’autres qu’il faut à la « liberté de l’esprit », selon Nietzsche[3].

Une curiosité française un peu cynique y est nécessaire avec cette pudeur paradoxale, qui refuse de « faire halte devant les recoins secrets de la grande passion ». Pour explorer jusqu’au fond « ce royaume des frissons délicats », qui est celui de l’âme humaine, il faut l’attention divinatoire des précurseurs, un épicurisme de gourmet fureteur, le don de flairer les problèmes cachés et de les faire lever comme des lièvres[4], enfin cette volonté et ce courageux caractère, qui sont la vraie raison pour laquelle la critique douillette d’un Sainte-Beuve ou l’esthétisme confus et truculent d’un Flaubert redoutaient la lucidité forte et voltairienne de Stendhal[5]. Dans cette « hiérarchie des esprits », auxquels

  1. V. Der Wanderer und sein Schallen, § 267 {W., III, p. 333) et les fragments posthumes de Morgenrœthe, I, 2 13, et III, 7, § 260 (W., XI, pp. 163 et 266).
  2. Frœhliche Wissenschaft, II, § 95. {W., V, p. 126.)
  3. Jenseits, II, § 60. (W., VII, p. 60; XIII, pp. 108, 109.)
  4. Jenseits, VIII, § 254 (W., VII, p. 226) et les fragments posthumes de l’Umwertungszeit, XIV1 § 350. (W., XIV, p. 178.)
  5. Fragments du temps de l’Umwertung. (W., XIV, pp. 180, 188, 198.)