Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/326

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Nietzsche avait ses premiers scrupules à l’endroit du wagnérisme. Il est douteux qu’à cette époque il fût encore dans cette période d’enthousiasme qui lui faisait trouver naturelle, en 1871, la comparaison de Wagner et d’Eschyle. Il faut donc noter, à part un sentiment refroidi, un grief nouveau chez lui : L’attachement de la poésie pour les mythes, à un certain point de l’évolution des sociétés, est un signe plébéien. L’aristocrate vrai est celui qui, dans une pleine liberté d’esprit, fait litière des croyances anciennes. Mais alors sa révolte ne va-t-elle pas frayer la voie à la démocratie ? On touche ici à la doctrine la plus secrète de Nietzsche, et qu’il faudra préciser plus tard. Nietzsche pense qu’il faut préparer l’avènement de la démocratie et abolir les anciennes croyances, mais ne pas le dire. Il sera le grand taciturne destiné à déblayer le terrain de toutes les erreurs soit aristocratiques, soit plébéiennes. Par delà ces erreurs, sa besogne vraie pourra commencer.

Cette pensée secrète de la sociologie de Nietzsche ne lui est pas suggérée par Jacob Burckhardt ; elle le prolonge toutefois dans la direction indiquée par lui ; et elle est fortifiée par leur commune croyance schopenhauérienne. Burckhardt et Nietzsche croient à des retours réguliers en histoire et à des périodicités cycliques. Ils pensent qu’il a été donné aux Grecs de parcourir en son entier ce cycle de la culture humaine et qu’ils sont par là un éternel exemple. Pour Burckhardt, l’histoire des Grecs autorisait une inférence qui allait dans le sens de ses opinions spéculatives : le fruit le plus noble et le plus rare qu’on pût espérer de luttes humaines sanglantes et basses était l’éclosion en foule d’individus supérieurs ; et ce résultat suffisait à le consoler. Pour Nietzsche, le même fait n’était que l’illustration historique d’une grande doctrine métaphysique : à savoir, que l’ordre moral qui règne