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la civilisation grecque.[1] Gœthe n’a pas vu le courant souterrain d’émotion orgiaque qui finit par jaillir dans la tragédie. La gravité sereine de la tragédie lui eût paru inconciliable avec la frénésie du dionysisme. Nietzsche ne s’est peut-être pas rappelé que Gœthe avait projeté, dans Pandora, d’écrire, avec une émotion dionysiaque, le retour de Philéros sauvé des flots mortels.[2] Il oublie que la tragédie d’Hélène s’achève dans le fracas d’un cortège de silènes et de ménades, qui crient leur enthousiasme devant les mystères de Dionysos dévoilés.[3] Mais, avant tout, le Satyros décrit par Gœthe dans un drame de jeunesse est déjà un satyre saisi par l’extase devant son Dieu ; et il est impossible que Nietzsche ne s’en soit pas souvenu.

Gœthe a décrit, dans Satyros, l’enivrement sacré qui rapproche l’homme de la nature et qui stimule en lui jusqu’à la plus intense fièvre son vouloir-vivre le plus profond. L’atmosphère de tout le drame est chargée d’effluves dionysiaques. C’est le poème de la vie débordante, mais astucieuse aussi, joyeuse et cruelle. Il y a, dans tout ce poème, sardonique d’expression comme le Cyclope d’Euripide, jovial à la fois et désabusé, une inspiration d’un pessimisme viril indifférent à la destinée de l’homme. On y affirme que l’existence humaine n’est pas prévue dans les plans d’une nature auxquels aucune intelligence ne préside. Les hommes, nés par hasard, sont extirpés aussi par milliers, sans que cela émeuve aucune

  1. Richard Wagner in Bayreuth, § 10 (t. I, p. 581).
  2. Paralipomenon de Pandora : « Phileros in Begleitung von Fischern und Winzern. Dionysisch. Völliges Vergessen. » Éd. du Centenaire, XV, 379. — Le début de la scène dionysiaque est esquissé dans le fragment que nous avons.
  3. IIe Faust, acte III, v. 10024 sq. — G. Dalmeyda, dans son beau livre sur Gœthe et le drame antique, 1908, p. 400, a écrit, avec un peu d’exagération, que « ce chœur final est, dans la pensée de Gœthe, une manière de drame satyrique », mais il a bien senti le souffle dionysiaque qui passe dans cette fin de drame.