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cœur pur et l’esprit lucide, garder cette confiance résignée (sich dem Erhabenen ergeben). Nietzsche retiendra de Gœthe cette notion du mystère qui nous baigne[1], et cette méthode weimarienne et classique de nous consoler.


II. — Aussi la notion même de la vie humaine, que va adopter Nietzsche, se trouvera teintée de cette philosophie. Gœthe, par sa croyance au mystère, aux influences démoniaques, à la foule des contingences fatales, d’où sortent les grandes choses, sera un traditionaliste. Il aura la piété des origines, Il aimera à replacer dans leur milieu les grandes âmes individuelles, les grandes mentalités collectives. Il lui semblera ainsi mieux comprendre à la fois l’énigme dont elles sont faites et les causes intelligibles qui en ont déterminé la naissance. Les conditions qui ont une fois fait naître la civilisation lente et l’originalité de l’esprit ne peuvent-elles pas la reproduire ? Il faut donc les conserver pieusement, les respecter pour ce qu’elles ont de secret et les connaître dans ce qu’elles ont de connaissable. Ce mobilier ancestral et poudreux où vit son Faust a paru à Nietzsche touchant et digne de vénération[2] ; et il a trouvé naturel que Wahrheit und Dichtung décrivit en détail les vieilles murailles de Francfort, ses portes crénelées, l’organisation du conseil de ville et celui des fêtes populaires[3]. La chronique illustrée d’une cité, où a grandi une adolescence de génie, a son utilité. À considérer les enveloppes mortes que laisse la vie, on se figure mieux comment la vie a pu naître et durer. Nietzsche y surprend les ruses de la vie tenace et les ressources de la vie forte. Ainsi Goethe a fait de l’his-

  1. Nutzen und Nachteil der Historie, posth., § 29 (t. X, p. 280) ; Schopenhauer als Erzieher, § 5 (I, p. 433).
  2. Zukunft unserer Bildungsanstalten, préface posth. (IX, 299).
  3. Nutzen und Nachteil der Historie, § 3 (I, 303).