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là une antinomie que Nietzsche rencontrera à son tour.

La nature n’est harmonieuse qu’au regard d’un esprit harmonieux, et dans les limites restreintes que cet esprit éclaire de sa lumière. Dans son tout et en son fond, la nature reste un conflit mouvant de forces rudes. La pensée y habite en quelques recoins oubliés, et la pensée humaine y prend racine par la vie sensible. Il y germe de frêles créatures de charme et d’harmonieuse vie. Les forces physiques les détruisent l’instant d’après, et elles écrasent avec une égale brutalité les créations de la sagesse et les réussites du hasard. La pensée même qui essaie de projeter un peu de lumière dans le chaos des causes déréglées est détruite par l’écroulement du corps où elle habite. Il reste une dernière consolation et un dernier refuge de l’âme, quand l’univers lui manque : c’est de penser que l’homme, écrasé et humble dans l’ordre naturel, appartient à un ordre supérieur d’intelligence et de liberté, sur lequel la nature ne peut rien. L’illusion de la beauté est salutaire à la vie heureuse. La certitude de la liberté est le dernier réconfort de la vie, même infortunée. Voilà pourquoi Schiller croit qu’un esprit arrivé à sa maturité refusera « de jeter un voile sur le visage sévère de la nécessité ». Il ne s’agit pas d’admettre entre la vertu et le bonheur un rapport que l’espérance quotidienne dément. Pour Schiller, l’art doit nous dévoiler le spectacle somptueux et effroyable que donne l’anéantissement fatal des œuvres de l’homme et de l’homme même. C’est un suprême orgueil, quand déjà les forces hostiles montent à l’assaut de notre dernier réduit, de savoir que du moins la pensée en nous refuse de se courber et c’est un sublime spectacle que ce refus. S’habituer par l’art à cette émotion, c’est s’y préparer pour la vie, La tragédie est « une vaccine contre la destinée inévitable » (eine Inoculation des unvermeidlichen Schicksals). À pe-