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ainsi du corps social ; et la société présente ressemble « à un champ de bataille où les membres gisent épars, tandis que le sang et la vie s’écoulent dans le sable stérile »[1]. Ne croit-on pas lire déjà les paroles de Zarathoustra :

« En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des tronçons d’hommes et des membres humains mutilés. Ce qui fait l’épouvante de mon regard, c’est que je trouve l’homme mutilé et épars comme sur un champ de bataille et de boucherie[2]. »

Les Allemands surtout sont des hommes parcellaires ; sont le peuple du travail contraint, automatique et dénué de joie[3], Leurs vertus même apparaissent comme un « mal brillant », un palliatif dicté par la peur, une peine servile que s’imposent des cœurs veufs de pensées belles[4]. Et Zarathoustra ne dira-t-il pas :

« La vertu est pour eux ce qui rend modeste, ce qui apprivoise. Ils sont prudents. Leurs vertus ont des doigts prudents. Or, ceci est lâcheté, bien que cela s’appelle vertu[5]. »

Il n’est pas jusqu’au mépris du bonheur vulgaire, de « cette somnolence appelée bonheur dans la bouche des valets », où elle a un goût d’eau tiède et bouillie, qui n’ait laissé une trace dans le mépris de Nietzsche pour la

  1. Hœderlin, Hyperion : « Handwerker siehst du aber keine Menschen. Denker, aber keine Menschen. Ist das nicht wie ein Schlachtfeld, wo Hænde und Arme und alle Glieder zerstückelt untereinander liegen, indessen das vergossene Lebensblut in Sande zerrinnt ? »
  2. Zarathustra, Von der Erlösung {W., VI, 205).
  3. Il est à remarquer qu’aujourd’hui encore un juge de la compétence de Werner Sombart estime que le trait caractéristique des Allemands et leur talent principal est d’être des « hommes parcellaires » (Teilmenschen). des spécialistes heureux d’exceller dans une spécialité et qui s’y confinent… Werner Sombart, Die deutsche Volkswirtschaft im XIXten Jahrhundert, 1903, p. 123 sq.
  4. Hœderlin, Hyperion, p. 173.
  5. Nietzsche, Zarathustra, Von der verkleinernden Tugend, § 2 (VI, 249).