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abstraite, comme la chose en soi de Kant. Le premier, il distingue dans la matière des qualités premières et secondes, comme Locke. Copernic, Bacon, Gassendi relèvent de son atomisme. Laplace ne concevra pas autrement que lui le « tourbillon », qui est l’origine du système solaire. L’évolutionnisme contemporain n’a pas vu mieux que lui l’infinité des petites causes qui donnent à l’univers sa figure d’aujourd’hui.

Il faut restituer à cet homme tous les fragments, libres de ton et beaux de forme, où s’exprime, avec un enthousiasme poétique, cet affranchissement de la pensée. Ce fut un vrai ascète et un vrai apôtre. Les anecdotes encore qui le représentent errant et pauvre dans l’extrême vieillesse, après qu’il eut dépensé une fortune à la recherche du vrai, sont dignes de l’homme pour qui « le savoir valait plus que le royaume de Perse ». Nietzsche trouva une beauté toute grecque à ce philosophe « froid en apparence, mais plein d’une chaleur secrète »[1]. Et plus tard, dans toutes ses crises de rationalisme, il aimera à souligner la parenté étroite qui le relie à la pensée démocritéenne.

Vers 1869, un travail sur la contemporanéité d’Homère et d’Hésiode venait supplanter quelquefois dans sa pensée ce projet philosophique. Là aussi des paradoxes charmants et décisifs lui paraissaient devoir émerveiller les hommes. Au regard de ces aperçus nouveaux, son travail sur Diogène Laërce lui-même, qu’il imprimait, lui semblait un balbutiement vague et le remplissait d’amertume[2]. Ferait-il sa thèse de ce Démocrite ou de cet Homère ? Il hésitait, et les deux trouvailles lui paraissaient trop belles[3]. Il les gardait par devers lui, les couvait, les traînait avec des désespoirs passagers ; et

  1. Corr., I, 94, 103 ; II, 108.
  2. Corr., II, 45, 74.
  3. Corr., I, 103 ; II, 106.