Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/113

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râpée, peut-être son alliance avec Wagner ne se fût-elle jamais scellée. Mais, ce soir neigeux de novembre, Nietzsche a vu Wagner tel qu’il était dans l’intimité, pétillant d’esprit, mordant, intarissable d’anecdotes. Il l’a entendu chanter toutes les voix des Meistersinger, avec ce don spirituel de mimique qui complétait son talent théâtral. Puis vinrent les confidences. Wagner lut ses Mémoires inédits : et quand il parla de Schopenhauer, l’accord entre Nietzsche et lui se trouva complet. Était-ce donc là le moment qu’une attente ambitieuse et sournoise désignait à Nietzsche ? Cette effusion de l’esprit saint, décrite par Novalis et qui descend sur ceux qui ont subi le contact du génie, l’avait-elle touché ? Nietzsche en eut comme l’évidente intuition. Non pas qu’il fût esclave, et le cénacle inculte qui voulait faire de lui un journaliste du wagnérisme le trouva récalcitrant. Mais il se sentait une affinité avec le génie et il avait ce regard qui allait jusqu’aux profondeurs mêmes des plus grands[1]. Avec une astuce schopenhauérienne, les événements désormais se chargèrent, entre Wagner et lui, de multiplier les contacts.

Un jour de janvier 1869, la mère et la sœur de Nietzsche reçurent de lui une lettre étrange, qui, tout harcelé de travail qu’il fût, les invitait à lui offrir des félicitations, et qui se terminait, comme une sortie de clown, par des rires[2]. Quinze jours après, une simple carte de visite apportait la clef de l’énigme. Une mention stupéfiante y figurait : « Friedrich Nietzsche, professeur adjoint de philologie classique à l’Université de Bâle. » La volonté astucieuse du destin s’était appelée Ritschl. Le canton de Bâle avait demandé au spécialiste

  1. Corr., II, 136.
  2. Corr., III, 137 : — Ha ha ha ! (il rit) ha ha ha ! (il rit encore) Schrumm ! (il sort).