Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/115

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de prévenance cordiale. Il montrait qu’il savait préférer un cœur d’ami aux témoignages extérieurs de respect, et c’était pour lui « un miracle inconcevable et haut », plus enviable que le bonheur du foyer, qu’une amitié vraie, dans cette solitude qu’il sentait déjà descendre sur lui comme une « nuée de cendre »[1]. Alors il voyait clairement aussi la vanité de ces honneurs. Sur quelle pente glissait-il pour abandonner une à une toutes ses positions de rêve ? D’un projet de carrière musicale n’avait-il pas passé à la philosophie ? et de la philosophie ne venait-il pas de redescendre à la science ? Danger manifeste que cette spécialisation nécessaire[2]. Le regard gœthéen qu’il voulait garder et qui, dans tous les êtres et dans tous les événements, discerne les types généraux, ne s’éteindrait-il pas ? Toutefois, il était de ceux qui disent avec Schleiermacher : « Je me prête à moi-même le serment d’une jeunesse éternelle. » Les idées de sa nouvelle philosophie avaient le don de jouvence. Elles le rendaient capable de magie. Par elles, il pouvait ressusciter les ombres mortes de la littérature antique. Il pouvait toucher magnétiquement les générations futures. La philosophie de Schopenhauer était « le sang nouveau » dont il animerait toute sa science.

Voilà les promesses qu’il se faisait au sujet de sa thaumaturgie et de ce secret de vie contenu dans son nouvel humanisme philologique. Puis, à Naumburg, il quitta sa mère et sa sœur, en pleurs, mais fières de lui. Il rejoignit Cologne ; remonta le Rhin jusqu’à Bonn, où il s’étonna d’avoir pu vivre si triste, et jusqu’à Biebrich. Wiesbaden, où il poussa une pointe, le laissa froid. Il vit les ruines

  1. Corr., II, 122, 134.
  2. Voir le fragment autobiographique de mars 1869 dans E. Foerster, Biogr., I, p. 303 sq. ; Der junge Nietzsche, p. 230-232 et Corr., I. 137.