Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/133

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tion lyrique dans laquelle Nietzsche a créé son premier système date de ces jours de Tribschen, où il a vu de près le génie.

Car sur l’authenticité de la révélation qui s’ouvrit pour lui alors, il n’a jamais eu de doute, bien que sur le moment il l’ait surfaite. Wagner est pour lui, en 1869, comme il l’écrit à Deussen, « le génie le plus grand et le plus grand homme de notre temps »[1]. Il apprenait par lui ce que c’est qu’une vie humaine de grand style, « féconde, riche, émouvante, très isolée et inconnue de la moyenne des hommes » [2]. Il admirait Wagner pour la force qui l’enracinait dans une terre nouvelle et conquise par lui. C’est pour Richard Wagner qu’il forge pour la première fois le mot et l’éloge de l’intempestivité. Être « intempestif » (unzeitgemäss), dépasser du regard les choses éphémères, c’est la première condition de la régénération [3]. Ce long vouloir de l’homme qui sait se taire durant vingt années et n’avoir souci que de sa vocation et de la marque qu’il imprimera à l’humanité pour tous les temps, voilà le spectacle fascinant que Richard Wagner lui donne et dont Nietzsche ne se lasse pas[4]. Le jour où Nietzsche lui fut infidèle, c’est que Wagner lui sembla avoir commis une trahison.

On tremble à voir un dévouement si enthousiaste s’attacher à une cause et à un génie aussi complexes que la cause et le génie de Wagner, avec une loyauté rigide, mais qui, à vingt-cinq ans, ose s’ériger en juge. Nietzsche va à Tribschen se reposer du labeur professionnel ; et tandis que son ami Rohde court l’Italie pour se fortifier et s’assouplir l’esprit, Tribschen tient lieu à Nietzsche de

  1. P. Deussen, Erinnerungen. Lettre du 25 août 1860.
  2. À Rohde, 17 août 1869 {Corr., I, 160).
  3. À sa sœur, novembre 1883 (Ibid., V, 549).
  4. À Gersdorff, 28 septembre 1869 {Ibid., I, 89).