Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

européenne, se targuait d’origines toutes germaniques. En cela ces Saxons de l’espèce de Fichte et de Wagner n’ont pas changé : ils ont le don de la haine et d’une envahissante morgue. Ce qui menaçait de périr, q’était pour lui non la civilisation européenne, mais la civilisation allemande ; et Nietzsche éclatait : « Ah ! ce tigre français digne de malédiction ! » Il crut naturel d’accourir au service de l’Allemagne, quand cette guerre, qu’il avait prévue et souhaitée, fut déclarée[1].

Son professorat de Bâle l’ayant fait citoyen suisse, la Confédération lui interdisait le service armé. Nietzsche n’a pas vu, avec sa batterie, les batailles de Rezonville, de Sedan, de Laon. Le 12 août, avec Lisbeth, sa sœur, qu’il reconduisait à mi-chemin chez sa mère, il rejoignit Erlangen, où on lui fit faire un sommaire apprentissage d’ambulancier. En moins de deux semaines, après avoir soigné un tirailleur algérien et un fantassin prussien, il fut prêt. On l’expédia pour les champs de bataille. Un jeune peintre hambourgeois, Mosengel, fut son compagnon de route. Ils voyagèrent dans les guérites des garde-freins sur des fourgons de marchandises. Attachés aux services sanitaires bavarois, ils suivaient le sillage de la IIIe armée. Ils passèrent Wissembourg ; virent l’ « effroyable » champ de bataille de Woerth, qui dégageait une odeur de charnier. Les villages en ruines regorgeaient d’ambulances. À Gersdorff, à Langensulzbach, à Soulz-sous-forêt, bourgades alsaciennes situées sur les lignes allemandes ou en arrière d’elles, Nietzsche recueillait et expédiait les blessés. Il dit des paysans alsaciens qu’il observait :

  1. Corr., V, 188. — P. Deussen, Erinnerungen, p. 78, dit : « Un accès de patriotisme, tout à fait inintelligible pour moi chez un tel homme, le poussa. » Il y a là un anachronisme. Nietzsche en i870 n’est pas encore le « bon Européen » qu’il sera plus tard.