Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/157

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dégage, mais incomplète, des effusions reconnaissantes de Nietzsche.

Je remarque bien, lui écrit Nietzsche, qu’il y a dans ta nature, très cher ami, quelque chose d’héroïque, qui voudrait se créer tout un monde de luttes et de peines[1].

Ces hobereaux d’Ost-Elbie, restés au total une race réaliste, vigoureuse et inculte, auront été réhabilités par de nobles échantillons d’humanité depuis Kleist. Gersdorff fut un de ces officiers cultivés et artistes. Nietzsche, son ami, en qui il avait confiance, s’étant fait schopenhauérien et wagnérien, il suivit Nietzsche avec une loyauté féodale. Il reconnaissait en lui le chef intellectuellement supérieur. Inversement, il fut pour Nietzsche le modèle de l’aristocrate, admiré pour l’aisance des manières, pour l’urbanité sans défaut et pour la sûreté du cœur. De la délicatesse greffée sur de la force, voilà comment Nietzsche, plus tard, se représentera l’humanité noble à venir. L’image de son ami Gersdorff flottera souvent dans sa mémoire quand il se demandera : Was ist vornehm ?

Leur schopenhauèrisme équivalait pour eux à une religion. Elle liait ensemble leurs âmes par un sentiment commun de la vie. Quand un frère de Gersdorff mourait d’une blessure reçue à Sadowa, Nietzsche osait le consoler avec des pensées prises à Schopenhauer. Ils éprouvaient ensemble que ces croyances n’aidaient pas seulement à vivre, mais à mourir[2]. Sur les champs de bataille de 1870, qu’ils avaient vus, Gersdorff, en jeune lieutenant de l’active, Nietzsche, en ambulancier triste, tandis que leurs âmes se cherchaient dans la grande

  1. Corr., 1, 149. — Il existe des lettres de Gersdorff à Overbeck. C.-A. Bernoulli en publie dans son Franz Overbeck de savoureux fragments.
  2. Corr., I, 170, 173.