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les plus puissants que les Allemands aient eus depuis Kleist ; où Theodor Storm, Theodor Fontane et Gottfried Keller liaient une gerbe lourde d’œuvres gracieuses ou fortes. Mais tous ces hommes étaient morts sans gloire ou vivaient obscurs. Quelques-uns se consumaient dans l’amertume, comme le peintre Anselm Feuerbach, qui savait bien que ses tableaux, dans cinquante ans seulement, « auraient une parole et diraient ce qu’il avait fait et voulu ». Or, ce que faisait dire Feuerbach à son Iphigénie, dont le regard si tristement cherche la Grèce lointaine, ou à sa Médée frissonnante au bord de la mer et si tragique dans son abandon, c’est la solitude d’une âme endolorie de vivre sur des rivages barbares.

Ce fut, en effet, là le sentiment d’une élite très délicate au milieu de ce peuple robuste, uniquement préoccupé de réalisations. Faut-il dire : élite « décadente » ? Nietzsche et Rohde ne le croyaient pas. Ils sentaient en eux la force de leur peuple, et ils croyaient l’accroître, sans la débiliter, par la pensée. Ces âmes musiciennes, qui vivaient une existence intérieure d’une mélodie unie et puissante, avaient trouvé de bonne heure à la vie de leurs contemporains une consonance médiocre et banale. Is haïssaient « la trivialité qui use et qui rouille »[1]. Ce n’est pas qu’ils fussent de composition difficile. La simplicité de leurs goûts atteste qu’il ne faut pas chercher sous leurs paroles une affectation de dédaigneuse aristocratie. Ils ont la susceptibilité d’âmes exigeantes et affinées, au milieu de fanfarons buveurs de bière. Ils vivaient donc à l’écart de la multitude enlisée dans une existence sans profondeur. Leur douleur même et, ce qui était leur piété, ce sérieux avec lequel ils prenaient la vie, passait pour frivolité. Rohde, alors, s’enfermait, impénétrable et

  1. Corr., II, 115 (1868) ; 174 (1869).