Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/166

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En vain, il se rend compte parfois qu’une folle hypocondrie l’obsède, « ein törichter Einsiedler-Quälgeist ». Il a beau jurer que ses pensées misérables de malade cloîtré ne le terrasseront plus[1]. Ce sentiment de « ramper dans la poussière » le rejette dans le découragement, qui est la forme particulière de sa « dépravation », sa déformation décadente : et c’est, en effet, dans l’ami le plus cher que Nietzsche a pu observer d’abord le « décadent » supérieur, longtemps avant de s’apercevoir que les échantillons en foisonnent jusqu’à compromettre la santé de la civilisation européenne.

Erwin Rohde était « inadapté » à la vie. Sur le tard, il se plaignait encore de ne pouvoir se faire au commerce des hommes. Rude et tranchant, on n’osait pas l’approcher. Alors, de dépit, il se renfermait en lui-même avec plus d’austérité et souffrait[2]. Quelle consolation pour un homme ainsi fait ? Il essayait de la résignation, tentait de se faire un cœur sans désir et entretenait savamment la torpeur où nous met la banalité de la vie. Hambourg, où, au retour d’Italie, au printemps de 1870, il attendit de devenir privat-docent à Kiel, ne l’a pas réveillé. Il surveillait anxieusement la flamme de ses sentiments, de crainte qu’elle ne s’élevât trop puissante. Cette somnolence, traversée de rêves et de velléités d’agir constamment déçues, lui paraissait la vie accoutumée de presque tous les hommes[3]. Pour Rohde, le travail, qui stimule les natures robustes, servait surtout de narcotique. À ce labeur très assidu, qui tendait tous les ressorts d’une intelligence très ingénieuse, il ne demandait que quelques heures d’une joie courte : celle de la découverte. Les plongeons qu’il faisait dans des profondeurs inconnues, fourmillantes de formes étranges.

  1. Corr., II, 429, 433.
  2. Ibid., II, 562.
  3. Ibid., II, 265.