Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/172

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comme des chambres noires où se projette une image fidèle des réalités du dehors. Mais les yeux du génie ne voient point comme la bourgeoisie. Une belle œuvre d’art nous apprend à voir avec des yeux plus grands. Elle fait de nous des hommes supérieurs. L’enivrement qui nous vient d’elle est celui-là ; et il n’y a pas d’autre mysticisme. Qu’elle exprime la pensée claire de l’humanité, sa conscience morale totale, comme le drame ; qu’elle se consume en rêveries sentimentales, comme cette poésie lyrique moderne, qui, dans son parallèle constant de la nature et du cœur, crée une mythologie partielle ; ou qu’elle n’affleure jamais à la conscience claire, comme la musique : l’œuvre d’art éveille en nous la force latente de la productivité créatrice. À quelque degré, cette suggestion nous fait participer au génie et nous fait entrer dans la vie divine[1].

S’il a été possible de faire entendre dans Rohde ces sonorités profondes, qui faisaient de sa pensée et de celle de Nietzsche une « mélodie éternelle »[2], on ne s’étonnera plus que les deux amis aient souffert de leur séparation comme d’une douleur physique. Ils accusaient les fatalités adverses et gémissaient : « J’ai la nostalgie de toi, écrit Rohde, toujours et à toutes les heures[3]. » Dans l’empressement de Nietzsche à appeler Rohde près de lui, il y eut son habituelle obligeance, mais aussi l’impatience d’une affection qui veut la présence de l’ami. L’occasion sembla s’offrir en février 1871, quand, Teichmtiller quittant Bâle pour Dorpat, Nietzsche songea à occuper la chaire de philosophie. Il eût cédé à Rohde sa chaire de grec : l’Université préféra comme philosophe Rudolf Eucken. Une chaire fut vacante à Zurich en juin

  1. Rohde, Cogitata, § 30, 33, 88, 40.
  2. Corr., II, p. 167.
  3. 1er août 1871, Corr., II, 253.