Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/178

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méfiance, mais pudeur naturelle d’une pensée qui craint de se montrer avant d’être entièrement prête et armée. Leurs conversations à table ou durant ces promenades à Grenzach, où l’on était sûr de rencontrer Jacob Burckhardt, avec d’autres professeurs, attablé dans quelque jardin d’auberge, étaient des plus gaies. C’était un torrent que Nietzsche, quand il s’abandonnait. Pourtant des sources cachées coulaient en lui, inaperçues de tous, et qui suivaient longtemps leur chemin souterrain avant de paraître. De son côté Overbeck gardait jalousement son indépendance. Il était le plus érudit des deux, et la maturité de son esprit critique contrastait, en 1870, avec l’enthousiasme du jeune wagnérien éloquent et fasciné par de grandes images.

Malgré cette différence qu’ils sentaient irréductible, ils avaient beaucoup à se communiquer de leur richesse intérieure. Ils apprenaient l’un de l’autre. Overbeck a trouvé une expression charmante pour décrire cet échange d’idées, où chacun se sentait redevable à son ami. Il a dit qu’ « il s’y mêlait des relations de maître à élève qui étaient pour ainsi dire contre nature »[1]. Overbeck, plus âgé, plus érudit, disposait d’un trésor de connaissances infiniment supérieur à celui de Nietzsche ; il avait une réflexion plus calme, un coup d’œil historique plus étendu. Il a été toute sa vie, pour Nietzsche, le savant impeccable qui inspirait le respect par le travail le plus assidu, le plus probe et le plus intelligemment conduit. En ce sens, il a été le maître de Nietzsche. Inversement, Nietzsche était le jeune génie, pour qui les faits se combinaient en hypothèses larges sur les destinées de la civilisation et du monde, et qui puisait dans ces hypothèses des idées novatrices de réforme intellectuelle

  1. Overbeck über Nietzsches Freundschaft zu Rohde und ihm selbst, dans Bernoulli, t. II, p. 157.