Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/192

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grec étant tout entier pénétré de génie, il n’y pouvait naître de génies individuels. La grande confidence et le grand espoir que Wagner communiquait à ses amis, quand il avait dressé le bilan de sa première période poétique, se résume ainsi : Dans les crises qui président à la formation des langues, des mythes et des formes d’art, il n’y a pas d’hommes supérieurs, parce que la force inventive, éparse en tout le peuple, ne peut être alors le privilège d’aucun individu. « Keiner war ein Genie, weil alle es waren. » [1] Au contraire, aux heures où la force inventive de tout un peuple est éteinte, une force vivante en nous travaille incessamment à la restituer ; voix qui s’adresse à tous, diffuse et planante, mais qu’un petit nombre perçoivent ; pensée qui médite incessamment des choses nouvelles, que souvent des époques entières repoussent ; flamme volatile qui ne meurt jamais, mais qui, parfois, ne réussit plus à embraser les masses profondes. Or c’est là le génie. Quelques consciences individuelles plus sensibles alors s’y allument, et un jet vigoureux s’élève d’elles qui, à son tour, allumera d’autres consciences [2].

L’existence du génie est donc provisoire. On n’y peut pas voir un heureux indice social. Les époques de foisonnante action collective n’offrent pas cet exemplaire tragique du penseur solitaire. Pourtant le génie, dans une humanité appauvrie et dans la grande pénurie actuelle de la force artiste des masses, demeure l’espérance unique et avant-coureuse de l’humanité à venir. En ce sens, Wagner retrouvait le problème platonicien, qui consiste à se demander comment on peut réussir à faire naître les génies.

  1. R. Wagner, Eine Mitteilung an meine Freunde. {Schriften, IV, p. 249.)
  2. R. Wagner, Kunst und Revolution. (Schriften, III, p. 28.)