Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/64

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Toutes ses affinités poussaient donc Nietzsche vers le commerce des génies, qu’enseignait Novalis comme la promesse du grand affranchissement. Mais il fallait d’abord se tirer d’une épreuve difficile. Le cycle des études de Pforta se clôt par un baccalauréat rigoureux. Les jeux académiques prirent fin. Sans doute, même dans le travail d’examen, Nietzsche préféra la méthode la plus personnelle. Il choisit de remplacer les épreuves écrites par un grand travail en latin sur Théognis. Dans le poète de Mégare, insulteur du démos, Nietzsche cherchait-il à alimenter ses propres préférences aristocratiques ? Quelle étrange analogie établissait-il, quand il comparait le mégarien avec l’humanitaire héros de Schiller, le marquis de Posa[1] ? Le tenait-il pour une des incarnations, lui aussi, de l’héroïsme véridique ?

Le temps approchait où, pour lui-même, le choix s’imposerait entre le travail désintéressé et ce travail pour le pain qui étouffe tant d’hommes supérieurs. Le souci de l’avenir, pressant chez sa mère, le talonna toute cette dernière année. Sa curiosité vorace augmenta ses perplexités. Il se méfiait d’une décision qui se fixerait par le hasard d’une tradition de famille et ne pensait point que le choix d’une carrière s’improvisât comme un poème[2]. Ses examens le révélèrent excellent styliste en allemand, latiniste correct et élève très préoccupé de son instruction religieuse. Sa faiblesse en mathématiques seule lui créa un péril. Corssen voulut bien le conjurer. L’étude des sciences exactes lui demeurait ainsi fermée. Il se garda ouvertes la voie théologique et la voie littéraire. Il conserve ainsi devant la vie une attitude de réserve prudente. La part de liberté qu’il se ménage, c’est de prolonger son indécision.

  1. Deussen, Erinnerungen, p. 12. — Corr., III, 8.
  2. Corr., III, 33, 35, 41, 49.