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NOUVELLES

des orateurs prodiguaient là-bas, je ne sais où ? Que m’importait la vie trop encombrée des foules tapageuses, les cris de victoire et les plaintes de rage des vaincus — quand autour de moi l’air même dormait et que je m’ennuyais dans cette atmosphère immobile ? Quant au livre — ce serait pire encore. Des Jacques imaginaires aimeraient et embrasseraient des Maries imaginaires elles aussi ; le vice triompherait pour satisfaire le maudit réalisme, et la vertu larmoyante gémirait et pleurnicherait, pleurnicherait et gémirait tous à tour. Et puis, n’est-ce pas indifférent, que le temps passe vite ou lentement ? Après ces heures ci d’autres viendront, qu’il faudra tuer également, qu’elles meurent donc d’elles-mêmes et je n’aurai qu’à en compter les cadavres.

Plongé dans ces pensées moroses, je n’avait pas vu des voyageurs arriver sur le quai de deux points opposés. D’abord deux messieurs qui semblaient avoir un peu trop bu ; l’un était un vieillard de haute taille, maigre avec un visage jaune et une rare barbiche grise, qui descendait par touffes de la bouche fine et large sur son cou très long. Sous son chapeau melon qui ombrageait la