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LE GOUVERNEUR

sombres, semblables, dans l’obscurité, à du goudron. La plupart avaient le regard blanc ; les uns clignotaient, tandis qu’un autre se couvrait le visage d’une main, comme pour se protéger d’une trop forte lumière ; et l’adjoint du commissaire regardait d’un air de martyr ce mort qui violait l’ordre. Le gouverneur savait sans doute que ces gens-là se trouvaient aux premiers rangs de la foule ; il les avait probablement regardés tandis qu’il les haranguait, mais il ne pouvait reconnaître personne. La mort leur avait donné un air nouveau qui les rendait tous pareils. Ils gisaient immobiles, collés à la terre comme des statues de plâtre, dont un flanc est aplati pour qu’elles soient mieux d’aplomb ; mais cette immobilité semblait factice, trompeuse. Ils se taisaient et leur silence était aussi prodigieux que leur immobilité ; ils avaient un air tellement attentif qu’on était gêné de parler devant eux. Si tout d’un coup, la ville avec ses allants et venants s’était pétrifiée, si le soleil s’était arrêté, si le feuillage avait cessé de bruire, si la vie universelle s’était figée — tout cela aurait sans doute eu le même caractère de