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voyage du condottière

façons et nous forcent à la retraite, ils se flattent d’avoir l’avantage et de vivre fortement. Comme s’il n’y avait pas plus de vie dans un sentiment passionné qui se cache et s’exprime à voix basse, que dans cent mille brutes qui votent et qui boxent, mais grâce au ciel, qui ne sortent pas du champ sans une oreille déchirée et le nez en compote. Et quand l’un de ces animaux casse la tête à l’autre, ou s’ils se la rompent tous les deux, il ne paraît pas qu’il manque rien à l’un ni à l’autre. Je mesure la force de la vie à la beauté qu’elle porte.

Je vis ici avec les hommes que nous serons dans deux ou trois cents ans, peut-être. Il faudra fuir au fond de nouveaux monastères, dans une Ravenne nouvelle. Là, tandis que les brutes rempliront l’univers de leur fracas, la passion véritable battra les heures de l’homme, dans le silence. Un musicien au mystère d’une chambre, une femme amoureuse, qui offre à l’amour toutes les merveilles d’une culture vingt fois séculaire, un chant, une ardente harmonie, voilà la vie puissante, et non pas vos ignobles ébats dans vos rues frénétiques.

Le sentiment fait naître la couleur. C’est du cœur que l’harmonie s’élance : le cœur, cette puissance médiatrice entre la chair et l’esprit. La couleur est d’abord matérielle. Elle est plastique, elle a un corps et un volume en pâtes de verre : la mosaïque est une couleur qui se laisse manier, et qui tient encore à l’antique. Elle est lourde comme le métal et la pierre précieuse. Elle mêle les cubes d’or, les disques de nacre, les lunes d’argent. Mais avec toute cette épaisseur, elle joue la lumière : elle sert de matrice à Psyché. Il ne faut point s’attarder aux détails : comme toute musique, l’art de Ravenne est un ensemble.

L’art classique paraît froid près de cet incendie et de ce rêve. Où l’âme se montre, on ne veut plus voir qu’elle. Psyché était