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voyage du condottière

ciel vers le sud. Et cinq coups de tonnerre formidables ponctuèrent ces traits aveuglants.

La pluie violente et courte, oblique comme une lanière de fouet, donna les verges aux murailles. Elle tombait en balles sur les dalles torrides. Elle cessa bientôt. Tout le monde avait fui la Grand Place. Le milieu du ciel restait sombre, et le soleil rouge reparut.

Je m’enivrais de ces ombres sanglantes. Je ne pouvais quitter la base de la Tour, et ce magnifique plateau où Crémone est servie, le Champ des Morts à côté du Baptistère, le Dôme à côté du Beffroi, et les palais de la Commune l’un contre l’autre. Que cette place est belle ! Qu’elle est grande et variée, mélancolique et forte ! L’énorme tour n’écrase point le sol. La puissance a raison de la lourdeur. Elle finit en pointe. On envie de ne point rester en bas, et de monter les cinq cents marches. Au dôme, la façade de marbre blanc et rouge m’émeut ; sous le soleil, elle ruisselle de sang, sombre et violente. Je ne vois que la couleur. C’est un visage qui s’empourpre de colère et qui se plombe de honte. Et face aux églises, les palais mâles, cruels et taciturnes, sont des fauves, des tigres prêts à bondir.

La place de Crémone est une tragédie lyrique du style le plus fort et le plus sévère : toute l’âme de la ville y chante. Rien n’y manque qu’une chapelle aux violons.

Voilà un as de ville, comme je n’en ai point vu encore : plutôt une suite de places qu’une place, un cœur à quatre lobes, avec les gros vaisseaux du sang, au rythme puissant et large. La vie de l’antique commune y bat, je l’entends qui se soulève. Un vieux peuple libre, plein de foi et de patience. Il a tout souffert, et même des princes plus féroces que des loups enragés, pour ne point recevoir la loi d’autrui. Enfin, quand il s’est donné