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voyage du condottière

Pour les yeux, Colleone, ils sont bien ceux de César, énormes, ronds, enchâssés au double anneau des paupières et des rides. Et la double bague renfle aussi le sommet du nez, formant avec les sourcils cette paire de besicles furieuses qu’on voit aux grands oiseaux de proie ainsi qu’aux vieux lions.

Cette œuvre sublime est posée sur un socle digne d’elle, et de la dresser au-dessus des temps. Le piédestal est un monument du goût le plus sobre. Tout en hauteur, il n’a pas plus d’épaisseur que le corps du cheval qu’il soulève. Il participe ainsi de la souveraine allure, qui donne un caractère de vie si intense au cavalier et à la monture. Ce socle marche sur six colonnes. En retour, le cheval et le guerrier empruntent au piédestal sa hauteur, qui est le double de la figure équestre. De là vient que, sans être beaucoup au-dessus de la dimension naturelle, le Colleone a l’air d’un colosse. Jamais la vertu des proportions n’eut un effet plus admirable. C’est la beauté des proportions qui fait l’œuvre colossale, à quelque échelle qu’on la mette. Ce socle, unique dans l’art de la Renaissance, a la pureté d’une œuvre grecque.

Chaque jour, je rends visite à Colleone ; et je ne me lasse pas de lui parler. Il ne pouvait souffrir le mensonge, et méprisait la ruse. Désintéressé comme pas un en son siècle, le dédain était, je pense, sa faiblesse. Un grand homme dans les affaires d’un petit État, plus grand pourtant que sa province, et qui l’eût été partout. Aujourd’hui, ce sont de grandes affaires et des empires ; mais les hommes sont petits.

Je le soupçonne d’avoir mesuré l’incertitude du pouvoir et de la tyrannie. Les princes de la bonne époque sont toujours en danger. S’ils meurent dans leur lit, leurs fils peuvent être spoliés