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Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/212

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voyage du condottière

Venise est pourtant féodal et chrétien. C’est l’Asie touchée par la fée gothique, qui est une fée de la mer, sous un ciel qui se souvient des brumes. Le rêve de la fête sur l’eau ne fut pas un rêve attique. Mais on reconnaît la joie de la vie antique dans l’or du songe chrétien. Pour nous, qui venons de la grève occidentale, où tout est infini, où la vie n’est qu’une bruyère ardente et triste entre les pages de l’Océan et du ciel atlantique, Venise est la Grecque d’Asie, la folle reine de tout prestige, la dame de Trébizonde et d’Ispahan, la Vénus de Byzance, la magicienne Armide.

Elle est faite pour les mélancoliques. Elle les flatte si doucement ; elle les pelote : s’ils se livrent à ses caresses, ils sont consolés ; et si elle ne les console pas, ils y jouissent de leur peine. Elle berce toutes les déceptions : car Venise est aussi la ville des noces. Sur la place Saint-Marc, cette plaine de marbre, entre les Procuraties, au sourire de Venise il me semble parfois reconnaître le sourire de tant de femmes blessées. Secrète cependant, pleine de détours et de masques, humide et brûlante, combien Venise est propice aux amants. (Un pont et un canal au bout d’une ruelle, c’est un masque sur l’eau). Elle leur offre le silence, où tout amour aspire ; elle leur donne l’ombre fuyante, l’oreiller le plus mol aux caresses ; elle leur prodigue, surtout, le charme de la nuit : dans la lumière même des longs jours, pourquoi Venise est-elle nocturne ? C’est qu’on y glisse, qu’on n’y est point coude à coude avec les réalités fatales, et qu’à loisir enfin on y rêve sur soi.

Midi, l’heure de nacre. La lagune est une coquille courbe, que le soleil, voilé de vapeurs blanches, irise. Au loin, les îlots ne sont plus que des ombres grises, des fantômes blancs qui semblent se dissoudre dans une prairie de sel mauve et de sable rose. Tel est sans doute l’horizon du désert. Et le clocher, là-bas, de Torcello peut-être, est un ibis droit sur sa patte grêle.