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voyage du condottière

nante Ravenne est tout intérieure. L’or brille sous un voile d’azur sombre. Les métaux des mosaïques laissent errer de longues lueurs entre les colonnes qui fuient. Profonde, diaprée, c’est la couleur de l’émail et de la soie, la roue du paon. Violette et irisée, d’algue glauque et d’indigo, la splendeur de Ravenne est sous-marine.

Ô révélation du monde intérieur. Au delà de la pourriture, au delà du sépulcre, voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur. Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue, prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance.

Tout ce qui était extérieur dans la basilique romaine est intérieur dans la chrétienne. Tout le dehors se replie au-dedans. Le monde se ramasse et se ferme sur son secret ; et tel est le mirage de Ravenne, telle est son apocalypse. Non, les anciens n’ont connu ni la musique, ni la couleur.

Ravenne est une impasse de l’Histoire. Elle a le feu noir de la défaite. Ville née pour la mort, on l’aime et on aime d’y mourir. Certes, la mort y a pris une étrange séduction. À Ravenne, meurent les derniers Césars, qui la préfèrent à Rome. Les dominations et les empires finissent à Ravenne, après Rome les Goths, et les Byzantins sur les Barbares. L’air de Ravenne est sain à toute agonie. On meurt, on meurt avec abandon, ici. Et le fort Dante y rend l’âme, avant le temps. Terre fatale, chaude cellule, féconde en deuils et en spasmes ardents. Elle est grasse de morts illustres et de douleurs, de tragédies et de songes. Sa magnificence est un cri dans un profond recueillement.