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voyage du condottière

trait de Dorothée Kanengiesser montre ce qu’il peut faire en quelques coups de crayon : la coiffe rabattue jusqu’aux pâles sourcils ; le col de linge serrant tout le bas du visage, jusqu’à la lèvre, qu’il couvre en partie : rien ne se voit plus que le haut de la bouche virginale, les joues pures et l’œil triste. C’est le dessin le plus blanc et le plus frais.

La figure d’Holbein est d’une brutalité redoutable. Il tient aussi du changeur, et de l’usurier de village. Son obstination devait être sourde à tout sentiment. Il a la mâchoire qui convient à une humeur de dogue. La rage d’être libre et de vivre sans dépendre d’aucun lien est un appétit qu’on lui devine. Taciturne à la maison, ivrogne et querelleur à la taverne. Le sang lourd, l’entêtement d’un théologien, toutes les forces et toute la masse d’un barbare allemand. Mais ses yeux sans bonté sont admirables. On ne peut avoir l’œil plus collé à l’objet, ni plus décidé à en sucer le contour, ni plus sérieux, ni une paupière plus patiente ou plus riche de réflexion.

Quand cet homme regarde la figure humaine, il cesse de vivre pour son propre compte : il n’est plus que l’objet ; et sans feu, sans ardeur visible, sans passion, il s’y attache, il le conquiert, il le tire à lui jusqu’à ce qu’il le possède. Et sa main docile, prodige de labeur, obéit à cette profonde patience. Il ne cache rien. Il ne flatte rien. Il n’aime peut-être rien. Il se trahit, il s’accuse lui-même, s’il faut. On ne le connaît que par ses propres images. Le portrait de sa femme est la sanglante confession du malheur en ménage ; tout le drame quotidien du mariage y est conté. Un jour, cet homme dur s’est laissé gagner par l’émotion de la nature : comme un grand poète se livre entièrement aux passions de