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Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/92

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voyage du condottière

pâles briques ressemblent aux pétales des roses, plus qu’aux carreaux de l’argile. La piété me conduit. Un grave couloir à la porte d’une sacristie ; un cloître aux arcades longues ; enfin le réfectoire où un tel aliment est servi pour les siècles : sur le mur du fond, bas et large, la fresque. Une lumière bleue flotte sous la voûte, et la muraille peinte n’en paraît que plus sombre et plus lointaine. Mais chacun y retrouve ce qu’il connaît déjà, et l’image la plus illustre de l’Italie.

Que d’autres se plaignent de n’y plus rien voir. La beauté de cette fresque est surtout qu’elle s’efface. Elle n’est point sur le mur ; elle est un rêve de l’ombre sur ma propre muraille : une tapisserie que le songe intérieur a tissée. Quand un nuage voile la lumière du jour, la Cène de Léonard n’est plus elle-même qu’un voile, tendu par le crépuscule, sur le fond de la nuit. Tout ce qu’on montre dans cette salle, les cartons du Vinci, les copies anciennes, tout ce qui prétend aider l’esprit à ressusciter l’œuvre à demi-morte, m’indispose et me blesse. Mais quoi ? les maîtres de la pensée ne sont plus faits, dorénavant, que pour enseigner les passants et leur servir d’école. Voici l’un des lieux du monde où l’on apprend le dégoût de la gloire. On est puni de l’avoir obtenue, voyant à qui elle vous livre en proie. Presque toujours, on reçoit de ceux à qui l’on plaît le juste châtiment d’avoir pu leur plaire. L’admiration de cette foule me pèse. Bavards, et faisant voile de gestes vers le port de l’enthousiasme, ils s’extasient à ce qu’ils déplorent de ne point voir. J’aime pourtant cette salle étroite et longue, sa voûte aiguë garde bien l’ombre. Je chasse enfin de ma pensée, je chasse de mes yeux la cohue qui l’importune. Je me rends sourd à ce guilleri de moineaux voyageurs : et je prête l’oreille à la confidence mystérieuse du Vinci.