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populaire ; il n'a saisi que ce qui s'adressait à ses instincts d'homme du peuple. Toute la partie philosophique, abstraite et élevée, de la Révolu- tion, lui a échappé. 11 n'a ni attendu, ni compris le rêve de Fraternité universelle, dont la beauté avait inondé le cœur de Wordsworth. Il n'a pas même saisi la grandeur des événements qui bondissaient et se tordaient dans la tourmente révolutionnaire. Il ne s'y est intéressé que de loin. Il les a vus sans précision, sans éprouver la sensation de terreur historique dont on retrouve la trace chez tous ceux qui les ont contemplés. 11 a continué à écrire des chansons d'amour. Son âme, trop personnelle, n'était pas faite pour s'éprendre d'une grande cause, autrement que par accès. L'admirable dévotion de Wordsworth lui était inaccessible.

Sur un autre point, il prend sa revanche. 11 a été, avec plus de fougue et de résultais que les autres, le poète de l'Égalité. Il ne lui a pas fallu attendre pour cela l'arrivée de la Révolution française. L'Égalité a été une de ses inspirations les plus précoces, les plus durables, et les plus violentes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. La vie courageuse et infortunée de son père, cette défaite du travail et de la probité par la misère, avaient éveillé, dans le vif de son cœur, un sentiment de révolte. Le contraste de tant de vies oisives, bestiales et gorgées d'abondance, lui avait montré que les biens ne sont pas du côté de la vertu. La comparaison de sa propre valeur avec la nullité de tant de sots titrés et opulents lui avait montré que l'intelligence n'est pas l'apanage de la fortune. Il s'était habitué, par ce qu'il avait vu, à considérer la valeur morale et intellectuelle des hommes comme indépendante du rang et de la richesse. Il s'était mis de bonne heure à juger les hommes par ce qu'ils valent en réalité.

Il y avait, au-dessous de cette revendication de son rang, quelque chose de plus douloureux. Une sorte de colère contre les inégalités, contre la manière aveugle dont sont répartis les biens et les honneurs, une haine des distinctions sociales. Certains cœurs frappés de ces différences , mais en comprenant du même coup le néant, les regardent avec un tranquille mépris. Il faut , pour toiser ainsi les injustices sociales , un tempéra- ment paisible, et aussi l'assurance de la vie matérielle. Burns était trop emporté. Le contact continuel avec la misère, le souci du lendemain l'exaspérait et l'affolait sans cesse. La médiocrité de la vie peut se supporter avec patience , non l'incertitude. Celle-ci est une torture qui finit par rendre farouche et ombrageux. A ces causes de rancune s'en ajoutaient sans doute d'autres moins excusables : des froissements d'orgueil, des besoins de plaisir, et, ce qui est plus douloureux pour les hommes comme Burns que tout le reste , le sentiment d'être séparé des femmes par son sang infime. Tout cela avait fermenté dans son âme et y avait produit un levain. La vue des richesses le courrouçait ; il le disait parfois avec une singulière amertume.