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[| PII était donc à co degré do décoiiragemont do ne plus considérer sa supériorité comme un moyen de lutte, mais comme une cause de souf- france. C'est une défaite douloureuse lorsqu'on fait ainsi de ses propres qualités, non des instruments d'effort, mais des armes qu'on retourne contre soi et dont on se blesse. Ouol abandon n'est-ce pas quand on sait mauvais gré au destin des avantages qu'il nous a départis? C'est s'avouer vaincu, passer do l'état d'entreprise à celui de résignation. On sent, par le même fait, qu'il perd peu à peu la position vraie et si virile qu'il avait prise, d'affirmer qu'un homme est ce qu'il vaut en dedans, que faire son chemin dans la vie est peu de chose, à condition qu'on progresse en soi. C'est presque le contre-pied dos conseils de la Vision.

Il en arrivait à se demander, lui qui avait jusque-là conduit ses pas- sions comme une charge furibonde à travers tout, s'il no fallait pas traiter la vie empiriquement, y appliquer une méthode pratique et, par un tour de main habile, en tirer ce qu'elle peut offrir de bon.

Quels étranges êtres nous sommes ! Puisque nous avons une portion d'existence consciente, également capable de goûter le plaisir, le bonheur et l'enthousiasme, ou de souffrir la douleur, le chagrin et la misère, il vaut sûrement la peine de rechercher s'il n'y a pas (pielque chose comme une science de la vie, s'il n'y a pas une méthode, une économie et une fertililé d'expédients applicaliles à la jouissance, ou s'il n'y a pas un manque de dextérité dans le plaisir, qui diminue encore notre petit lot de bonheur, et un excès, une ivrasse de félicité qui mènent a la satiété, au dégoût et à la haine de soi-même 1.

Il y a, dans ces quelques lignes, des mots bien forts. Nous ne pensons pas qu'on ait jamais caractérisé par des termes plus décisifs cette mani- pulation adroite de la vie. La sagesse des philosophes pratiques, des plus fins connaisseurs, dos amateurs les plus délicats, les plus raffinés et les plus sceptiques de l'existence, n'a pas trouvé do formule plus heureuse. Ne croirait-on pas entendre Montaigne quand il expose qu'il nest « science si ardue que de bien savoir vivre cette vie » ; qu'il faut puiser à la volupté « par soif, mais non jusqu'à l'ivresse » ; que « la mesure de la jouissance dépend du plus ou moins d'application que nous y mettons »; qu'il y a « mesurage à jouir » la vie et « si la faut-il étudier, savourer et ruminer- »? Ce sont presque les mêmes expressions. Mais cette mesure et les calculs, naturels en un modéré comme Montaigne, sont nouveaux chez un fougueux comme Burns. Ils indiquent un abaissement de vitalité qui fait regarder du côté de la sagesse. Et c'était encore une autre façon de revenir à cette idée qui s'établissait en lui, que la vie est indépendante de nous, en dehors de notre création intérieure, que c'est quelque chose avec quoi il faut compter, dont il faut être bon ménager, à quoi il faut, en quoique manière, se soumettre.

1 To Alex. Cunninghnm, Dec. 1789 (dans la lettre du 13 Février n90).

2 Montaigne. Estais, livre ni, chap. xiu, de l'Expérience.