Page:Angellier - Robert Burns, I, 1893.djvu/557

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salut fut : « Eh bien, Madame, avez-vous quelque commission pour l'autre monde ? » Je lui répondis que je ne savais lequel de nous deux y serait le plus tôt et que j'espé- rais qu'il vivrait encore pour écrire mon épitaplie, (j'étais alors dans un très faible état de santé). Il me regarda en face avec un air de grande bonté et exprima ce qu'il res- sentait à me voir si malade, avec sa sensibilité habituelle. A table, il mangea peu ou rien et se plaignit que son estomac fût entièrement délabré. Nous eûmes une longue et sérieuse conversation sur sa situation préseule et sur le ternie prochain de toutes ses inquiétudes terrestres. Il parla de sa mort sans la moindre osleutalion de philo- sophie , mais avec fermeté et émotion, connne d'un événement qui devait arriver très rapidement, et qui le préoccupait surtout parce qu'il laissait ses quatre jeunes enfants sans protection, abandonnés, et sa femme dans une siluatiou si intéressante — elle s'attendait de jour en jour à accoucher du cinquième. Il mentionna, avec une fierté et une salisfaclion visibles, les promesses de génie de son lîls aîné et les marques llat- teuses d'ap|)robation qu'il avait reçues de ses maîtres. Il insista particulièrement sur les espérances qu'il concevait, de la conduite et du mérite futurs de ce garçon. Son anxiété pour sa famille semblait peser lourdement sur lui. Elle élail peul-étre aug- mentée par la réflexion qu'il n'avait pas fait pour elle tout ce qu'il lui aurait été facile de faire.

Abandonnant ce sujet, il témoigna un grand souci de sa renommée littéraire et particulièrement de la publication de ses œuvres posthumes. Il dit qu'il savait bien que sa mort ferait quelque bruit, et que le moindre fragment de ses écrits serait remis à la lumière, contre lui, au détriment de sa réputation future ; que des lettres et des vers, écrits avec une liberté excessive et malséante et qu'il désirerait sérieusement voir ensevelis dans l'oubli, seraient passés de main en main, par une sotte vanité ou la mal- veillance, lorsque la crainte de son ressentiment ne serait plus là pour les retenir, pour empêcher les censures de la malignité ou les sarcasmes de l'envie de répandre leur poison sur son nom. Il regretta d'avoir écrit maiule épigrammesur des personnes contre lesquelles il ne nourrissait aucune inimitu' et dont il serait affligé de blesser la réputation ; et maintes pièces poétiques sans nu'rite qui, craignait-il, seraient lancées dans le monde, chargées de toutes leurs imperfections. A ce point de vue, il regretta d'avoir différé de mettre ses papiers en ordre. C'était maintenant un effort dont il était incapable.

Il soutint la conversation avec beaucoup de suite et d'animation. J'avais rarement vu son esprit plus puissant et plus calme. 11 y avait fréquemmeni une vivacité considé- rable dans ses saillies, et il y en aurait eu davantage encore si l'inquiétude et la tris- tesse que je ne pouvais dissimuler n'avaient refroidi la veine de iilaisanlerie qu'il semblait disposé à suivre.

Nous nous quittAines vers le coucher du soleil, le soir de cette journée (î> juillet). Je le revis le lendemain, et nous nous séparâmes pour ne plus nous rencontrer i.

La misère le poursuivait dans cette dernière retraite de ses embarras et de ses humiliations. La seule uourrilure qu'il supportât encore était une sorte de bouillie de farine d'avoine avec laquelle on lui faisait prendre du vin de Porto pour le soutenir. Sa provision de vin s'épuisa ; l'aubergiste chez lequel il restait n'en vendait pas. Bien que marchant avec peine, il alla jusqu'à l'auberge du village voisin, et, posant une bouteille vide sur le comptoir, il en demanda une pleine. Quand on la lui eut apportée, il murmura à voix basse à l'hôtelier que « le diable était entré dans sa

1 Gurrie. Life of Burns, p. 51.