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fermés, il nous est impossible de sentir avec eux, il faut sentir pour eux, et la sensibilité entre par là. Quoi qu'il en soit , nous rencontrerons plus loin cette portion tout à fait singulière de son humour. Nous ne considérons ici que celle qui a trait à l'homme et à la vie humaine.

Pour des raisons analogues, son humour n'est pas riche en fantaisie. Ce désordre que quelques humoristes ont affecté et que quelques criti- ques ont proclamé un des attributs de l'humour, ne se rencontre pas chez lui. Pas de ces bizarreries, de ces incohérences, de ces heurts, de ces brusques arrêts, de ces départs débridés, de ces mille extrava- gances et bouffonneries qui se tordent, grimacent, serpentent, et s'enche- vêtrent, autour des pages de certains écrivains, comme un encadrement de grotesques. Rabelais s'attarde à des tours de force d'énumération, ouvre tout à coup des cages d'oii s'échappent des volées d'adjectifs qu'il regarde s'allonger en riant, s'amuse à imbriquer d'interminables généa- logies en clouant des « engendra » les uns sur les autres, et cherche mille manières, dans une bagarre de bouffonnerie, de désorienter l'esprit. Sterne, qui l'imite , fait jouer ses chapitres à saute-mouton , en compose avec des points, met les uns en blanc, les autres en noir, commence, s'interrompt, n'achève rien, et se rit de mettre l'attention du lecteur aux prises avec des écheveaux embrouillés. On dirait qu'ils aient fait gageure d'incohérence et pris plaisir à disloquer leurs livres. Sans aller aussi loin, d'autres ont des échappées de poésie, des accès de lyrisme, comme Dickens et Carlyle. Le plan prémédité et voulu, la proportion des parties, leur concordance vers un effet calculé, l'harmonie, l'ordre en un mot, semblent n'exister pas pour eux. C'est le domaine de l'inattendu et du fantastique ; les jeux de la fantaisie et du caprice y prennent leurs ébats ; tout va au hasard de l'impression du moment. C'est à ce point que quelques critiques ont voulu faire de cette étrangeté un des caractères de l'humour ^ Burns se charge de les réfuter, car il n'y a rien de pareil en lui. Outre que ces débauches d'excentricités cadrent mal avec les qualités de sobriété dont son esprit était si solidement charpenté , les éléments mêmes de son humour le protégeaient de ces écarts. Son observation serre trop la réalité , elle s'y ajuste trop étroitement pour la perdre un seul instant, et, comme le réel n'est pas décousu, qu'il est fait de continuité et de logique , son humour, fait d'observation, reste compact et suivi. De même son mouvement l'empêche de s'arrêter ou de s'écarter, le pousse droit au but. Il n'y a ni place , ni loisir, pour ces hors-d'œuvre ; ils ne peuvent trouver ni un intervalle, ni une minute, pour s'y glisser. Les pièces les plus humoristiques de Burns vont sans une digression, sans une excentricité. Elles sont aussi bien proportion-

^ Voir l'importance que M. Taine donne à ce caractère, dans son chapitre sur Carlyle. Histoire de la Littérature Anglaise, tom V, p. 239.