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Page:Angellier - Robert Burns, II, 1893.djvu/238

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ressort nettement. Elle avait pris possession de son esprit et y éveillait souvent de sombres réflexions. Il écrivait :

>■■■ Après tout ce qui a été dit pour l'autre côté de la question, l'homme n'est aucunement une créature tieureuse. Je ne parle pas des quelques privilégiés, favo- risés par la partialité du ciel, dont les âmes ont été créées pour élre heureuses parmi la richesse, les honneurs, et la prudence et la sagesse. Je parle de la multitude des négligés, dont les nerfs, dont les muscles, dont les jours sont vendus aux favoris de la fortune *. »

Il ne pouvait voir, sans un mouvement pénible, les rapports entre les riches et ceux qui les enrichissent. On peut saisir, dans cet autre passage de sa correspondance, la sourde irritation qu'il apportait souvent dans les maisons des heureux, et quelle peine il devait prendre pour la cacher. A lire le récit de l'entrevue dont il parle, on entend le ton sarcastique avec lequel il a dû surenchérir sur les opinions qu'on exprimait devant lui.

« Il y a peu de circonstances, se rattachant à la distribution inégale des bonnes choses de cette vie, qui me causent plus d'irritation, (je veux dire dans ce que je vois autour de moi) que l'importance donnée par les opulents à leurs petites affaires de famille, en comparaison des mêmes intérêts placés sur la scène étroite d'une chau- mière. Hier après midi, j'ai eu l'honneur de passer une heure ou deux au foyer d'une bonne dame, chez qui le bois qui forme le plancher était décoré d'un tapis splendide, et la table brillante étincelait d'argenterie et de porcelaine. Nous sommes aux environs du terme; et il y avait eu un bouleversement parmi ces créatures qui, bien qu'elles semblent avoir leur part et une part aussi noble de la même nature que Madame, sont, de temps à autre, leurs nerfs, leurs muscles, leur santé, leur sagesse, leur expérience, leur esprit, leur temps, que dis-je ? une bonne partie de leurs pensées mêmes, vendus, pour des mois ou des années, non-seulement aux besoins, aux convenances, mais aux caprices d'une poignée d'importants. Nous avons causé de ces insignifiantes créatures. Bien mieux, malgré leur stupidité et leur gredinerie générales, nous avons fait à quelques-uns de ces pauvres diables l'honneur de les approuver. Ah ! léger soit le gazon sur la poitrine de celui qui a le premier enseigné : ^' Respecte-toi toi-même. ' Nous avons regardé ces grossiers malheureux, leurs sottes de femmes et leurs malotrus d'enfants, de très haut, comme le bœuf majestueux voit la fourmilière petite et sale, dont les chétifs habitants sont écrasés sous sa marche insouciante, ou lancés en l'air dans les jeux de son orgueil 2. « 

Ces lettres sont de 1788. Mais cette protestation contre le travail injustement réparti n'avait pas tardé si longtemps pour se trahir dans ses vers. Étant encore à Mauchline, il avait eu la vision saisissante de tant de vies humaines écrasées, courbées vers le sol comme sous un joug, impitoyablement usées, au profit d'une seule. Il avait éprouvé le senti- ment d'immense tristesse qui sort de tout, lorsqu'on contemple les

1 To Mrs Dunlop, letb Aug. n88.

2 To Mrs Dunlop, 27th May 1788.