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Mais ce n'est pas là un bien profond système de la Nature. En réalité, cette conception tend à supprimer la Nature, à n'en faire qu'un moyen de raisonnement, par lequel se démontre l'existence d'un Dieu personnel. L'esprit ne s'attache pas à elle, il ne la considère pas en elle-même, il ne l'étudié que pour la personne qu'elle lui révèle. L'Univers s'efface pour laisser voir derrière lui une Providence abstraite. Il en est de lui comme du triangle découvert sur une plage déserte, qu'on n'examine pas en soi, mais uniquement pour la main dont il est le signe. L'homme ne reste pas en contact avec la Nature ; il n'en perçoit que la régularité abstraite, pour arriver à l'idée d'un législateur. C'est une conception inorganique et presque inanimée du monde, une conception astronomique, et, pour employer l'expression de George Eliot, télescopique i. Les lois qui le régissent apparaissent plus que les faits qui le constituent. Aussi est-elle froide, et si elle prête parfois à l'éloquence, elle manque presque toujours d'accent. C'est la conception vers laquelle Coleridge, impuissant à se soutenir dans le système supérieur de Wordsworth, est retombé dans son Hymne au Mont-Blanc.

Dans un autre système poétique, la Nature absorbe la vie humaine. Celle-ci n'existe pas, ne subsiste pas en dehors d'elle, elle se confond avec elle, y disparaît. Mais il y a deux façons bien différentes d'accepter cette même conviction, et qui ont donné naissance à deux lignées bien différentes de poètes.

Pour les uns, la Nature est la dévoratrice insatiable, le gouffre ouvert toujours où tombent d'interminables multitudes, le néant effroyable ou souhaité dans lequel disparaissent les bonheurs ou les lassitudes de la vie. Ils la regardent avec terreur et avec haine, soit qu'ils se soient haussés à un mépris stoïque comme de Vigny, ou qu'ils soient torturés par une impuissante révolte comme M""" Ackermann. Cette vue toute négative de la Nature, cette façon de n'apercevoir en elle que la destruction indiffé- rente et implacable a produit quelques-unes des plus puissantes inspira- tions de la poésie moderne. Nous empruntons, par exception, nos citations à notre littérature, parce que nous ne connaissons pas, dans la littérature anglaise, de passage oii ce sentiment soit exprimé avec autant de force. Lorsque de Vigny dit :

Ne me laisse jamais seul avec la Nature,

Car, je la connais trop pour n'en avoir pas peur ;

Elle me dit : ^' Je suis l'impassible tht^'âlre Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ; Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre, Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.

1 George Eliot. Essai/ on Young.